Mise en visibilité des comportements et régulation sociale : habiter un monde de plus en plus 'réflexif'

 

 

Christian Licoppe

 

Professeur de Sociologie des Technologies d'Information et de communication

ENST, Département EGSH/ Department of Social Science

christian.licoppe@telecom-paristech.fr

http://ses.telecom-paristech.fr/licoppe

 

Voir continûment un indicateur de sa propre position et celle des autres constitue un cas particulier d'un type de réflexivité dans laquelle on agit en se 'voyant' agir et en 'voyant' simultanément comment d'autres agissent au même moment. Une telle mise en scène en miroir repose sur une chaîne de médiations dans laquelle le monde est équipé de réseaux de capteurs et d'une infrastructure de calcul permettant de produire des indicateurs en temps réel, comme par exemple des indicateurs concernant leur position (la position elle même, le degré de pollution en ce lieu, etc.) leur état (biologique, émotionnel, etc.), leur consommation (en énergie), etc. Ces informations et leur évolution sont ensuite mises à leur disposition grâce à des interfaces dédiées. Ces infrastructures assurent une boucle de réflexivité entre les comportements des personnes (dans le champ de la mobilité, de la santé, de la consommation), leur formatage et leur mise en visibilité par les dispositifs techniques: en même temps qu'on est et qu'on agit, on se voit continûment être et agir. C'est en cela que l'on peut parler de « technologies réflexives ». La réflexivité peut opérer au niveau individuel et au niveau collectif. Dans ce cas, c'est l'évolution des indicateurs relatifs à un groupe social dont un type de comportement sera rendu visible et accessible (pas clair il faut changer la phrase). Dans la mesure où le sens de la présence mutuelle repose entre autres sur les ressources de vigilance mutuelle, c'est à dire la possibilité de suivre continûment l'évolution des comportements des co-participants et de s'appuyer sur cette information pour (inter)agir, les « technologies réflexives » configurent une forme particulière et diffuse de présence, découplée de la co-présence et des possibilités de perception ''directes' d'autrui.

 

Les « technologies réflexives » sont développées dans le but explicite d'étayer une forme particulière de régulation sociale. L'espoir des innovateurs est qu'en rendant ainsi mutuellement visibles et commensurables les comportements d'un ensemble de personnes appartenant à un groupe social pertinent  (comme par exemple la consommation électrique des habitants d'un quartier, les positions et les déplacements à l'échelle d'un groupe d'amis ou même d'une ville, etc.), on rend visible des différences (comme une éventuelle surconsommation des voisins, des trajets très ou peu fréquentés) et des phénomènes collectifs (comme des phénomène de concentration de foules dans des lieux urbains) et que les utilisateurs agiront à partir de ces informations dans le sens d'une optimisation à la fois individuelle et collective (consommer moins d'électricité, choisir l'endroit le plus approprié pour sortir le soir, éviter les embouteillages, etc.).

 

Les technologies de réflexivité sont pensées comme un dispositif particulier de 'gouvernementalité' articulant de manière originale la mise en visibilité des comportements individuels et collectifs avec des enjeux de régulation sociale. Les ressources de vigilance mutuelles et les formats de présence de soi (à soi) et des autres dont elles sont le support sont pensées et conçues comme le ressort principal d'une régulation qui opère au niveau des acteurs eux-mêmes, une sorte de régulation « par le bas » censée suppléer à la défaillance des régulations par le haut, c'est à dire des politiques publiques et des états-nations (par exemple en matière de développement durable). L'enjeu pour les sciences sociales est alors d'appréhender la manière dont nous pouvons habiter ensemble un monde réflexif, et les conséquences, sociales, économiques et politiques de cette réflexivité. Cela nécessite d''articuler des approches sensibles à la complexité des dispositifs socio-techniques avec des analyses fines des situations concrètes. Il faut en effet comprendre l'organisation de ces dispositifs de réflexivité en tant qu'assemblages hétérogènes et la manière dont ils configurent des sujets, permettent des formes d'inclusion et d'exclusion, tout en étant en mesure de saisir sur le vif les ressorts pragmatiques de la réflexivité, c'est à dire les effets locaux, situés et contingents de cette présence diffuse et médiée de soi et d'autrui que les dispositifs réflexifs incoporent à nos environnements ordinaires.